Kamel Daoud

Kamel Daoud visé par des mandats d’arrêts internationaux : quand la fiction rencontre la vie Saâda Arbane

Le romancier algérien Kamel Daoud, lauréat du Goncourt 2024 pour Houris, se retrouve aujourd’hui au cœur d’une tempête judiciaire. Saâda Arbane l’accuse d’avoir utilisé son histoire personnelle, sans son consentement, dans son roman. Une plainte a été déposée en France, accompagnée d’une autre procédure en Algérie. Cette affaire sensible mêle considérations littéraires, questions éthiques et implications judiciaires lourdes.

Houris : un roman qui reflète trop fidèlement une vie réelle ?

Dans Houris, Daoud décrit Aube, une femme blessée à la gorge, devenue muette après avoir survécu à une attaque islamiste. Cette fiction, selon Arbane, ne serait en réalité qu’un récit déguisé de sa propre expérience traumatique.

Les points communs sont frappants : comme Aube, Saâda Arbane vit à Oran, a subi une tentative d’égorgement par des islamistes durant la « décennie noire », porte une canule pour respirer, ne peut plus parler, monte à cheval, et partage une histoire familiale complexe. Même le prénom « Aube » rappelle « Saâda », et plusieurs anecdotes du roman correspondraient à des détails privés, connus seulement d’un cercle restreint.

Selon Arbane, ces éléments n’ont pu être recueillis que lors de ses séances avec la psychiatre Aïcha Dehdouh, épouse de Kamel Daoud. Elle dénonce une « trahison thérapeutique », affirmant que ces confidences ont été relayées à l’écrivain, sans son autorisation.

Deux procédures : en France pour atteinte à la vie privée, en Algérie pour atteinte à la mémoire nationale

En France, l’assignation vise à démontrer que Houris constitue une violation du droit au respect de la vie privée et du secret médical. Les avocats de la plaignante, Me William Bourdon et Me Lily Ravon, dénoncent une « exploitation indue » d’un parcours personnel, estimant que l’œuvre « reproduit à l’identique des faits, gestes, paroles et silences » de leur cliente.

Ils pointent également l’absence totale de distance fictionnelle. Selon eux, la qualité d’auteur ne saurait « autoriser à voler la voix d’une survivante pour en faire un récit littéraire au profit d’une œuvre récompensée ».

En Algérie, la plainte prend une autre dimension. La publication de Houris est interprétée comme une transgression de la loi sur la réconciliation nationale, qui interdit de revenir publiquement sur certains épisodes de la guerre civile. Des mandats d’arrêt auraient été transmis à Interpol, selon des sources judiciaires algériennes, bien que cela reste difficile à confirmer et que l’auteur soit protégé en France par son statut et la liberté d’expression.

Mandats d’arrêt internationaux émis par la justice algérienne

L’affaire dépasse le simple litige littéraire en raison de sa politisation. Kamel Daoud et sa défense font le parallèle avec l’affaire Boualem Sansal. Selon Daoud, « Alger peut déposer plainte contre Kamel Daoud en France ; la France ne peut même pas envoyer son avocat à Alger », ce qui a entraîné une nouvelle plainte en diffamation de Saada Arbane. La première audience est prévue le 13 juin prochain

En plus des plaintes en France, Kamel Daoud est poursuivi en Algérie devant le tribunal d’Oran. Le 7 mai, le journal Le Point a révélé que la justice algérienne a lancé deux mandats d’arrêt internationaux contre l’écrivain, le premier en mars et le second début mai. Les avocats de Daoud contestent ces mandats auprès des instances compétentes, bien que les motifs précis restent difficiles à connaître

Réactions de Daoud : entre silence juridique et justification artistique

Contacté par les médias, Kamel Daoud n’a pas souhaité commenter l’affaire sur le plan judiciaire. En revanche, lors d’entretiens précédents, il avait reconnu s’être inspiré d’une rencontre avec une femme « portant une canule », qualifiant son roman de « fiction fondée sur une expérience vécue », et d’ »hommage à une survivante de la décennie noire ».

L’auteur maintient que son œuvre n’est pas un reportage mais une réécriture artistique d’une réalité algérienne, marquée par la violence et le silence imposé aux victimes. Il parle de « métaphore » et de « poésie douloureuse », insistant sur le fait qu’il n’a jamais nommé Saâda Arbane ni révélé son identité.

Le précédent Angot et la jurisprudence sur les romans à clés

L’affaire rappelle celle de Christine Angot, condamnée en 2013 à verser 40 000 euros à une femme dont elle avait relaté l’histoire dans Les Petits, sous une forme à peine voilée. Le tribunal avait estimé que la liberté artistique s’arrête là où commence la vie privée, même si les noms sont changés.

Les avocats d’Arbane espèrent s’appuyer sur ce précédent. Selon eux, Houris n’est pas une œuvre de fiction, mais un récit « détourné » à des fins littéraires, « sans consentement, ni anonymat, ni respect pour la souffrance vécue ». L’aspect thérapeutique de la relation entre la plaignante et la psychiatre ajoute une dimension de gravité, car le secret médical aurait été compromis.

Entre mémoire collective et liberté artistique : un débat sociétal

Dans les milieux littéraires et militants, les réactions sont contrastées. Certains défendent Daoud, y voyant une tentative courageuse de mettre des mots sur les douleurs silencieuses de l’Algérie post-décennie noire. D’autres dénoncent une « confiscation de voix », estimant que seuls les survivants doivent avoir le droit de raconter leur histoire.

Des associations de victimes des années 1990, en Algérie, ont également exprimé leur malaise face à un roman qui, selon elles, « instrumentalise » la douleur sans contribuer à la mémoire collective.

Au-delà du cas individuel, cette affaire soulève des questions sur la manière dont les sociétés abordent leur passé douloureux. En Algérie, la guerre civile des années 1990 reste un sujet sensible. La tentative de Daoud de romancer cette période heurte certaines sensibilités, notamment celles des victimes qui souhaitent garder leur histoire privée.

La tension entre le besoin de mémoire collective et le respect de l’intimité individuelle est au cœur de ce débat. Elle interroge également le rôle des écrivains dans la société : peuvent-ils être les gardiens de la mémoire, même au prix de blessures personnelles ?

Peut-on tout dire au nom de la littérature ? L’inspiration artistique justifie-t-elle l’appropriation d’un vécu intime ? Cette affaire judiciaire met en lumière la zone grise entre fiction et réalité, entre hommage et plagiat de l’intime.

L’issue du procès pourrait faire date, en France comme en Algérie, et imposer de nouvelles balises aux écrivains qui s’inspirent du réel. Elle interroge aussi le rôle de la psychiatrie, la confidentialité thérapeutique, et le pouvoir des mots dans la reconstruction ou la destruction d’un individu.

Une fiction devenue affaire d’État

L’affaire Kamel Daoud dépasse le simple contentieux entre une autrice et un romancier. Elle soulève des questions essentielles sur la mémoire des violences politiques, la place des femmes victimes, le respect du secret médical, et les limites de la fiction.

Si les tribunaux donnent raison à Saâda Arbane, cela pourrait créer un précédent fort dans le monde littéraire. À l’inverse, si Daoud est blanchi, ce sera un signal en faveur de la liberté d’expression… au risque d’un silence imposé à celles et ceux qui ont vu leur histoire réappropriée.